Quelques citations de Marie Frering Marie Frering - bannière
Entretien dans la montagne de Paul Celan
Hörspiel 
de Marie Frering
réalisée par
Janine Chollet
Collaborateur son
Damien Fritsch
Ingénieurs du son:
Gilles Pézerat,
Jean-Mathieu Zahnd
France culture
1991
29'

Gespräch im Gebirg

Entretien dans la montagne
un texte de Paul Celan
Pierre Pfister, composition musicale 
Batia Baum, Pascale Schiller, Hubertus Biermann, voix
Nuje Moch, Apollinaire Claude Anyouzogo, Jean-Michel Starck, Gerdi Nehlig, Jean-François Frering, musiciens (tuyaux d'orgue soufflés à la bouche)

 

TEXTE EN FRANÇAIS

 

Un soir, le soleil, et pas seulement lui, avait disparu, alors s'en alla, sortit de sa petite maison et s'en alla le Juif, le Juif et fils d'un Juif, et avec lui alla son nom, l'imprononçable, s'en alla et vint, vint par là clopinant, se fit entendre, vint avec son bâton, vint sur la pierre, m'en­tends-tu, tu m'entends, c'est moi, moi, moi et celui que tu entends, que tu crois entendre, moi et l'autre, - il alla donc, cela s'entendait, alla un soir, alors que des choses avaient disparu, alla sous les nuages, alla dans l'ombre, la sienne et l'étrangère - car le Juif, tu le sais bien, qu'a-t-il en fait qui lui appartienne vraiment, qui ne soit emprunté, prêté et jamais rendu -, il alla donc et vint, vint par là sur la route, la belle, l'incomparable, alla, comme Lenz, par la montagne, lui que l'on avait laissé habiter en bas, là où est sa place, dans les plaines, lui, le Juif, vint et vint.

Vint, oui, par là sur la route, la route si belle.

Et qui, penses-tu, vint à sa rencontre ? A sa rencontre vint son cousin, son cousin et cousin germain, d'un quart de vie de Juif son aîné, très grand il vint par là, vint, lui aussi, dans cette ombre, l'empruntée - car qui, je le demande et le demande, vient, si Dieu l'a laissé être juif, avec quelque chose à lui ? -, vint, vint très grand, vint à la rencontre de l'autre, Groß vint vers Klein, Grand vint vers Petit, et Klein, le Juif, fit taire son bâton devant le bâton du Juif Groß.

Alors se tut aussi la pierre, et le silence se fit dans la montagne où ils allaient, lui et l'autre.

Le silence se fit donc, le silence là-haut dans la montagne. Il ne dura guère, ce silence, car quand le Juif arrive et en rencontre un autre, c'en est vite fini du silence, même dans la montagne. Car le Juif et la nature, cela fait deux, encore maintenant, même aujourd'hui, même ici. Ils se tiennent donc là, les cousins germains, sur la gauche fleurit le lys martagon, fleur sauvage, fleurit comme nulle part ailleurs, et sur la droite se dresse la campanule raiponce, et Dianthus superbus, l'œillet splendide, se dresse non loin de là. Mais eux, les cousins germains, pitié de Dieu, il leur manque les yeux. Plus exactement : ils ont, eux aussi, des yeux, mais devant est suspendu un voile, pas devant, non, derrière, un voile mouvant ; à peine une image entre-t-elle, qu'elle reste prise dans la toile, et déjà un fil est en place qui se tisse là, se tisse autour de l'image, un fil du voile ; et engendre un enfant avec elle, moitié image et moitié voile.

Pauvre martagon, pauvre raiponce ! Les voilà debout, les cousins germains, debout sur une route dans la montagne, le bâton fait silence, la pierre fait silence, et le silence n'est pas un silence, aucun mot ne s'y est tu ni aucune phrase, c'est juste une pause, c'est un trou de paroles, une place vacante, tu vois toutes les syllabes se tenir rassemblées autour ; langue ils sont et bouche, ces deux-là, comme avant, et dans leurs yeux est suspendu ce voile, et vous, pauvres de vous, vous n'êtes pas là, vous n 'êtes pas en fleur, vous n'existez pas, et ce juillet n 'est pas juillet.

Les bavards ! Qui ont même maintenant, alors que la langue bute stupidement contre les dents et que la lèvre ne s'arrondit point, quelque chose à se dire. Bon, qu'ils parlent…

"Tu es venu de loin, tu es venu jusqu'ici…"

"Eh oui. Je suis venu comme toi"

"Je sais"

"Tu sais. Tu sais et tu vois : Ici, en haut, la terre s'est plissée, s'est plissée une fois et deux fois et trois fois, et s'est ouverte au milieu, et au milieu il y a une eau, et l'eau est verte, et le vert est blanc, et le blanc vient de plus haut encore, vient des glaciers, on pourrait dire, mais il ne le faudrait pas, voilà la langue qui a cours ici, le vert avec le blanc dedans, une langue, pas pour toi et pas pour moi - car, je le demande, pour qui a-t-elle été pensée, la terre, ce n 'est pas pour toi, je te le dis, qu'elle a été pensée, et pas pour moi -, une langue, hé bien oui, sans Je et sans Tu, rien que des II, rien que des Ça, tu comprends, rien que des Elle, et rien d'autre."

"Je comprends, je comprends. Je suis venu de loin, oui, je suis venu comme toi. "

"Je sais. "

"Tu sais et tu veux me demander : Et tu es venu tout de même, tu es, tout de même, venu jusqu'ici - pourquoi, pour quoi faire ?"

"Pourquoi, pour quoi faire . . . Parce qu'il me fallait parler peut-être, avec moi ou avec toi, il me fallait parler avec la bouche et la langue et pas seulement avec le bâton. Car à qui s'adresse-t-il, le bâton ? Il s'adresse à la pierre - et la pierre - à qui s'adresse-t-elle ?"

"A qui, cousin, veux-tu qu'elle s'adresse ? Elle ne s'adresse pas, elle parle, et celui qui parle, cousin, ne s'adresse à personne, il parle, parce que personne ne l'entend, personne et Personne, et alors il dit, lui, et non sa bouche et non sa langue, il dit et lui seul : Entends-tu ?"

"Entends-tu, dit-il - Je sais, cousin, je sais… Entends- tu, dit-il, je suis là. Je suis là, je suis ici, je suis venu. Venu avec le bâton, moi et nul autre, moi et pas lui, moi avec mon heure, l'imméritée, moi que ça a atteint, moi que ça n'a pas atteint, moi avec la mémoire, moi avec la mémoire défaillante, moi, moi, moi..."

"Dit-il, dit-il... Entends-tu, dit-il... Et Entends-Tu, évidemment, Entends-Tu, il ne dit rien, ne répond pas, car Entends-Tu, c'est celui avec les glaciers, celui qui s'est plissé, trois fois, et pas pour les hommes... Le vert-et-blanc là-bas, celui avec le martagon, celui avec la raiponce... Mais moi, cousin, moi qui suis là, sur cette route-ci, où n'est pas ma place, aujourd'hui, maintenant, alors qu'il a disparu, lui et sa lumière, moi ici avec l'ombre, la mienne et l'étrangère, moi - moi qui peux te dire :

- Sur la pierre j'étais couché, en ce temps-là, tu sais, sur les dalles de pierre ; et près de moi, ils étaient couchés, les autres, qui étaient comme moi, les autres, qui étaient autres que moi et tout à fait comme moi, les enfants des frères et sœurs ; et ils étaient couchés là et dormaient, dormaient et ne dormaient pas, et ils rêvaient et ne rêvaient pas, et ils ne m'aimaient pas et je ne les aimais pas, car je n'étais qu'un, et qui est Un, comment l'aimer, et eux étaient nombreux, plus encore que ceux qui gisaient autour de moi, et comment les aimer tous, et je ne te le cache pas, je ne les aimais pas, eux qui ne pouvaient pas m'aimer, j'aimais la bougie qui brûlait là, à gauche dans le coin, je l'aimais, parce qu'elle se consumait, non pas parce qu'eIle se consumait, car eIle, c'était sa bougie, la bougie que lui, le père de nos mères, avait allumée, parce que ce soir-là commençait un jour, un jour précis, un jour qui était le septième, le septième qui devait être suivi par le premier, le septième et pas le dernier, j'aimais, cousin, non pas elle, j'aimais qu'elle se consume, et, tu sais, je n'ai plus rien aimé depuis ;

rien, non ; ou peut-être, ce qui se consumait alors comme cette bougie-là ce jour-là, le septième et pas le dernier ; pas le dernier, non, puisque je suis bien là, ici, sur cette route dont ils disent qu'elle est belle, je suis là, ici, près du martagon et près de la raiponce, et à cent pas d'ici, là-haut, où je peux aller, le mélèze monte vers le pin cembra, je le vois, je le vois et je ne le vois pas, et mon bâton, il a parlé, parlé à la pierre, et mon bâton, il se tait à présent, et la pierre, dis-tu, elle sait parler, et dans mon œil est suspendu ce voile, le voile mouvant, sont suspendus les voiles, ces voiles mouvants, à peine en as-tu soulevé un, que voilà le deuxième qui pend déjà, et l'étoile, - car oui, elle est maintenant au-dessus de la montagne -, si elle veut y entrer, elle va devoir se marier et elle ne sera plus elle-même, mais moitié voile, moitié étoile, et je sais, je sais, cousin, je sais que je t'ai rencontré, ici, et nous nous sommes parlés, beaucoup, et les plissements là-bas, tu sais, ce n'est pas pour les hommes qu'ils sont là, ni pour nous, nous qui avons marché ici et nous sommes rencontrés, nous ici sous l'étoile, nous les Juifs, qui sommes venus, comme Lenz, par la montagne, toi Groß et moi Klein, toi le bavard et moi le bavard, nous avec les bâtons, nous avec nos noms, les imprononçables, nous avec notre ombre, la nôtre et l'étrangère, toi ici et moi ici - moi ici, moi ; moi qui peux te dire tout cela, qui aurais pu te le dire ; qui ne te le dis pas et ne te l'a pas dit ; moi avec le martagon sur ma gauche, moi avec la raiponce, moi avec la consumée, la bougie, moi avec le jour, moi avec les jours, moi ici et moi là-bas, moi, accompagné peut-être - à présent ! - de l'amour des non-aimés, moi sur ce chemin ici vers moi, là-haut. "

 

 

traduit par Anne Grandsenne et Hubertus Biermann