Quelques citations de Marie Frering Marie Frering - bannière
Perplexe

Perplexe

La nuit du 13 avril, l’épine dorsale alsacienne a fait craquer quelques vertèbres.

Au treizième étage d’un immeuble du quartier des Coteaux à Mulhouse, le tableau en bois du grand-père tombe dans le couloir. La vaisselle, les verres s’entrechoquent dans le buffet de cuisine. En à peine un temps, le séisme gagne le nord et Strasbourg. Au dixième étage d’un immeuble de la rue de Londres, à l’Esplanade, Perplexe sursaute dans son sommeil. Son mari se jette juste d’un flanc sur l’autre. Perplexe reste seule, comme tombée tout en bas sur la terre qui porte son immeuble. L’immeuble n’existe pas encore, c’est une friche presque nue, comme la femme assise là sur la terre, dans la nuit, choquée par une longue chute. La tête fait mal, bourdonne, elle a l’impression que ses jambes lui sont rentrées dans la tête. 

Elle est assise là, sur une terre ancienne, sans les remblais qui font que nos villes gagnent en altitude, centimètres par centimètres. L’odorat de Perplexe est décontenancé. Du purin de cheval, pense-t-elle, et elle hume avec plaisir l’odeur doucereuse et en même temps âcre. Non pas « âcre », se dit Perplexe, âcre c’est l’odeur de Stracel, l’usine à papier qui diffuse jour et nuit son halo, si fort souvent que la peau de la gorge est irritée et que l’air en devient épais à le toucher. Elle distingue maintenant une autre odeur, une odeur de poudre, des mousquets se sont exercés aujourd’hui sur le glacis militaire. Elle se couche sur la terre, sous le brouillard de la poudre. Elle espère atténuer la douleur de ses jambes dans sa tête. Ses mains se crispent, écrasées par les douze étages qui sont construits sur cette terre, ses phalanges craquent, elles articulent chaque arrêt d’étage des ascenseurs.

Le réveil de l’épine dorsale alsacienne, ce tout petit tremblement de terre, l’a jetée sur la terre ancienne. Perplexe est ahurie de cette mémoire qui la traverse dans tous les sens, qui lui écrase les mains. 
Elle vit depuis trente ans dans les hauteurs du dixième étage, là où tous les jours et toutes les nuits elle est plus proche du ciel que de la terre, au dessus des arbres où nichent les oiseaux.

Cet été il y a eu des travaux dans l’entrée de son immeuble. Une merlette avait construit un nid pour ses oisillons, entre les câbles de l’installation. Lorsqu’un soir le plafond avait été étanchement fermé par des lambris métalliques, Perplexe s’est inquiétée, sous le regard narquois d’un voisin, du destin de la merlette. Elle n’a rien contre les lambris métalliques, elle aurait juste voulu savoir si on avait eu quelque égard pour cette habitation et ses habitants.
Au Musée zoologique, aux limes de son quartier, il y a un faucon crécerelle empaillé, tombé du haut du 16ème étage de la tour de Chimie et ramassé par un Esplanadien. 

A qui appartient cette terre ?
Ici, pour ces habitants qui perchent pour la plupart dans les étages, la question n’est pas vaine et très souvent des batailles s’engagent.
Perplexe voit la plantation sauvage de onze peupliers d’Italie organisée en 1973 par l’ARES en protestation contre le projet d’ériger une tour plus haute que tous les autres bâtiments et considéré comme un futur ratage architectural.
Plus humblement, rue de Londres, une vieille dame a planté des oignons. D’autres, rue de Copenhague, ont planté des rosiers.
La terre est à tous, indivise, disent-ils, même si les jardiniers de l’ASERE s’émeuvent d’une telle conquête. Georges et Nicole de la rue du Mont Blanc disent : nous avons raté notre vie mais nous l’avons BIEN ratée. Il y aurait donc des choses qu’on rate bien et d’autres mal. Cette tour mal ratée n’existe pas, à force de batailles bien ratées.

Perplexe entend les voix des soldats de la citadelle, des parlers régionaux, un drôle de français : huit compagnies de grenadiers des départements du Rhône-et-Loire, de la Mayenne et de la Manche, en garnison à la citadelle de Strasbourg, demandent à rester groupées au nom de leur bonne entente. 
Saint Just décerne à cette unité le nom de bataillons des Amis. Rue d’Upsal, on se retrouve pour étudier le yiddish, rue de Palerme on fait des repas en italien afin que les enfants apprennent cette langue qui n’est ni celle du père ni de la mère, à l’église de la Très-Sainte-Trinité des Géorgiens célèbrent un culte orthodoxe pour l’âme d’un vieux chaman caucasien, rue de Stockholm les Argentins dansent le tango en savates, il ne faut pas gêner les voisins. En face les étudiants font l’amour couchés sur leurs tables de travail qui sont à niveau de leurs fenêtres ouvertes. C’est un jeu, s’ils sont emportés ils tombent dans le vide. Perplexe pense en souriant au slogan situationniste « jouir sans entraves » et au fait d’armes de quatre étudiants situ de l’Université de Strasbourg qui s’emparèrent de force en 1966 des locaux et du matériel de l’UNEF pour imprimer le célèbre pamphlet de LA MISERE EN MILIEU ETUDIANT considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier. Il était interdit à cette époque-là de recevoir qui que ce soit dans sa chambre d’étudiant. 

Bachir n’y était pas dans ces années, Bachir est pourtant assis les nuits sur un banc près de la faculté de Droit. C’est son arbre à palabres où se réunissent d’autres étudiants africains. Bachir est Peul, son père est un des fondateurs de l’Université libre de Gorée, l’île d’où partaient les esclaves. A l’université il étudie l’égyptologie, ce soir les discussions tournent autour d’une autre vision de l’Histoire que celle qu’on lui enseigne ici, il y est question d’un Christ Noir. Un autre Christ que celui des tentacules de l’église du Christ Ressuscité à côté de la cité Paul Appell. 

Apollinaire Claude quittera bientôt l’université et le campus, il rentrera en Afrique avec son bagage de grammairien spécialiste de l’ancien français. 

Perplexe a froid, couchée sur la terre, elle sent l’eau proche qui innerve cette terre en se moquant de la barrière de la citadelle. Au dixième étage de son appartement l’eau peut arriver si vite et si brutalement par une fuite d’eau du voisin, les installations deviennent vétustes à force de tourner les robinets qui ont plus de trente ans. Elle frissonne, elle entend les fissures, les nervures de la petite et de la grande Histoire et elle souffre de ses jambes qui ne veulent pas sortir de sa tête. Les pas passent sur elle, des milliers de pas faits entre plusieurs fois quatre murs et sur de nombreux étages depuis quasi quarante ans. Des sons, des images, des ondes bruissent et la pénètrent. C’est une épilepsie venue d’innombrables appareils ménagers, micro-ondes, téléphones, téléviseurs, ordinateurs… Elle entend un appel qui vient du côté de la citadelle, là-bas se jouent de mauvais drames, marqués de hasards et d’infortunes. Le parc est investi la nuit par des hommes seuls qui cherchent d’autres hommes seuls, dans l’obscurité. 

Sous les lumières des lampadaires du quai des Alpes et des Belges, les prostituées, étrangères pour la plupart, attendent le chaland. C’est loin du romantisme de L’Atalante, et ce n’est pas à la péniche-bar Le Bateau Ivre qui tangue en face que des étudiants déclament Rimbaud et s’en réclament. Là, le quartier se détache, rompt ses amarres. 

Comme je descendais les Fleuves impassibles
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayants cloués nus aux poteaux de couleurs.

Perplexe pense : je vais me réveiller de cette terre sur laquelle je suis couchée, de ses soubresauts qui habitent les vies des habitants et des passants, la dalle de l’Esplanade est solide. Peu à peu les jambes de Perplexe sortent de sa tête. Elle se réveille, l’aube pointe, et au dixième étage le ciel est proche.
Lorsqu’elle sort de la douche – elle a laissé longtemps l’eau couler sur son corps endolori – son mari lui dit : je crois que la terre a bougé cette nuit, j’ai rêvé que j’étais chez moi, à Santiago-du-Chili et je voyais les images du tremblement de terre de 1960.
J’en suis encore tout retourné.



Marie Frering, 2006



En notes :

ARES : Association des Résidents de l’Esplanade
ASERE : Association syndicale de l’ensemble résidentiel de l’Esplanade
UNEF : Union nationale des étudiants de France

Publié par ADEUS