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Lumière Noire
Un ouvrage 
de Marie Frering

Kyklos éditions, 2013
137pages, 15 euros
ISBN 978-2-918406-31-0
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Lumière Noire

Naples a été évacuée avant le passage d'un nuage toxique. Ils sont trois, le padre Ciabatta, Samuel l'Ethiopien et Gianni, bâtard d'une famille de la camorra, décidés à rester et à vivre dans les sous-sols de la ville...
Leur aventure nous entraîne dans la porosité des mondes, ponctuée par les figures des arcanes du Tarot de Marseille, théâtre et art de la mémoire.

Premières pages

« Il est à peine six heures du matin. Samuel se réveille dans l’obscurité de sa caverne et saisit sa lampe, une lourde torche récupérée dans un surplus de l’armée américaine. C’est le premier jour de la semaine de ravitaillement, une pratique instituée depuis plus de vingt ans. Et rituellement, ce jour-là, Samuel récite un lamento pour les morts et les vivants, puis une action de grâce pour sa liberté retrouvée.

Le rendez-vous est à huit heures, il passera chercher padre Ciabatta qui commence à avoir du mal à grimper par les puits. Il faut économiser les piles même s’il en reste en quantités extraordinaires, lors du dernier ravitaillement la moitié d’entres elles étaient vides. Et Samuel est attaché à la lumière électrique. L’électricité a été la magie de son enfance. Dans son village en Éthiopie, il y avait le feu, le soleil, la lune. Puis était arrivée l’électricité. Les lampes, la radio. Et avec elle le monde s’était agrandi, avait fait de Samuel ce qu’il pensait être un homme moderne. Et l’avait rendu esclave aussi.

Attiré, tellement attiré par l’autre continent, la terre électrique, il avait embarqué pour cueillir des oranges en Italie. Les Italiens n’avaient pas seulement laissé de mauvais souvenirs aux Éthiopiens, on leur devait des centaines de kilomètres de routes à travers le pays, et surtout des cinémas. Les films de Cinecitta, rayés et amputés de nombreux photogrammes aux changements de bobine, continuaient d’entretenir le rêve d’une autre vie.

La phrase « cueillir des oranges » chantait aux oreilles de Samuel et il se répétait cogliere arance, cogliere arance, cogliere arance… Lorsqu’il aurait gagné assez d’argent pour s’installer à Naples, il y deviendrait étudiant. Studente. Mais cogliere arance fut un enfer. Ils étaient des centaines d’Africains sur le cargo, attendus à leur arrivée au port par des camions et transportés, papiers d’identité confisqués, vers les orangeraies où ils trimaient du point du jour à la tombée de la nuit. Les Italiens ne leur accordaient aucun répit, persuadés que les teste di mori supportaient des soleils de plomb puisqu’ils étaient Africains. Et que pour la même raison, des cartons étaient bien suffisants pour faire des cases. Une partie du salaire était payé en oranges, de la pure vitamine pour les travailleurs, disaient-ils. À la fin de la saison, les camions les avaient ramenés et réembarqués manu militari sur le bateau de retour.

Pourtant Samuel y était retourné l’année suivante et l’année d’après encore. Il y eut des émeutes et des rixes avec les Italiens. Samuel s’était pris un tir de flash-ball dans la tête mais il avait réussi à s’échapper et, arrivé à Naples, à se cacher dans une des nombreuses cavernes du sous-sol, d’où il ne sortait qu’aux dernières heures de la nuit.

Puis étaient venus les prémices de la catastrophe. La ville se vidait de ses habitants, elle était devenue un immense chantier de déménagement. Chaque famille rejoignait la famille avec laquelle elle était jumelée en cas d’éruption du Vésuve. Les seuls survivants dans la ville furent ceux qui, comme lui, étaient restés dans les souterrains de Naples.

Et ce qui était arrivé n’était pas le réveil du volcan."